Thomas – 4

Thomas émergea le premier. Comme chaque fois, il lui fallut un instant pour prendre conscience du fait qu’il flottait dans le vide et non plus dans la roche. Et, avant de se réintégrer, il chercha quelques points de repère. Son corps savait que cet état étrange ne lui était pas naturel et avait tendance à s’orienter vers la poche vide la plus proche, qui n’était pas toujours celle qu’il voulait atteindre. Il lui était arrivé de retrouver son état physique normal dans une caverne fermée de toutes parts. Une autre fois, il était au bon endroit, mais sur une étroite corniche, à plus de trente mètres du sol.

C’était au début, lorsqu’il découvrait ce qu’il était devenu et ne maîtrisait encore qu’imparfaitement cette capacité. Depuis, il vérifiait toujours, et plutôt deux fois qu’une : si le passage d’un état à l’autre était pénible après un long intervalle, la répétition de l’effort causait une souffrance quasi intolérable. Lors de ces deux erreurs, il lui avait fallu des heures pour retrouver le contrôle de ses mouvements, et il se souvenait de ses bras ou de ses jambes qui se tordaient de douleur et que de terribles convulsions agitaient à un tel point qu’il avait failli se rompre un bras.

Il était au bon endroit. Mais il était seul. Il chercha Mathieu. Ses yeux, qui n’étaient plus vraiment des yeux, ne lui étaient d’aucun secours ici. Ni ses mains. Il s’efforça d’oublier qu’il existait pour ne plus percevoir que ce qui lui était extérieur.

La roche était encore agitée de petites secousses, mais il finit par distinguer une ombre très floue. Si diffuse que c’était à peine si elle tranchait sur les flux entremêlés des particules rocheuses.

La dissociation totale ! C’était arrivé à d’autres. Ce serait son sort final lorsqu’il mourrait et qu’aucune volonté ne maintiendrait plus ensemble les différents composants de son corps pour en faire des os, des muscles, du sang, des viscères.

Mathieu était-il mort ? Il appela, sans obtenir de réponse. Il tendit un bras sous la forme d’un mince filament et ce fut le contact.

— Laisse-moi donc, émit Mathieu d’une pensée faible.

— Reviens. Ils ont besoin de nous.

Il lui fallut tour à tour cajoler, gronder, menacer, avant de sentir l’autre faire un effort. Il finit par le sortir de la gangue de roche en se demandant si Mathieu pourrait prendre le chemin du retour.

La souffrance de la réintégration était bien moindre que celle éprouvée au début du voyage, mais c’était la soif et la faim qui se lancèrent à l’assaut à ce moment. À croire qu’ils avaient laissé tout le liquide de leur corps et leurs faibles réserves de graisse au sein de la roche.

Ils puisèrent avidement dans leurs musettes et en dévorèrent le contenu sans prononcer un seul mot.

— Je n’ai pas senti leur présence, fit enfin Mathieu.

— Moi non plus. Mais ce n’est pas inquiétant. Certains prennent seulement dix veilles pour arriver, il en faut vingt à d’autres…

Il s’était efforcé de parler avec confiance, mais il était quand même soucieux : s’ils n’avaient perçu aucune effluve des adolescents, c’était que ceux-ci étaient encore bien loin. Ou que Mathieu et lui étaient très affaiblis par le trajet.

Ils se mirent en marche. Au-dessus de leurs têtes la voûte de béton luisait faiblement, mais avec une intensité nettement supérieure à celle qui régnait dans leurs couloirs et ils marchaient tête baissée, les yeux mi-clos, pour éviter l’éblouissement et surtout la douleur.

Ils entendirent quelques bruits étouffés par la distance. Le choc du métal contre le métal, le grincement d’une poulie mal graissée, le couinement d’une scie, le crissement d’un foret qui se coince. Ils approchaient des ateliers, ils sentaient la vie là devant.

Thomas pressa un peu le pas. Il sentait la vie, mais ils étaient encore trop loin pour distinguer un individu de son voisin. Combien étaient-ils, dans les forges ? Six ou sept.

Mathieu lui prit le bras.

— Ils sont arrivés !

— Je te fais confiance, je ne peux pas les reconnaître.

— Moi non plus, mais la vie est trop puissante pour un groupe de sept. Ils sont plus nombreux autour des forges et du réacteur. Ça signifie que les autres sont arrivés.

Quelques instants plus tard, Thomas percevait lui-même la confirmation de ce qu’avait annoncé son compagnon : les ateliers abritaient dix étincelles de vie.

Dix. Ce qui signifiait qu’ils n’étaient que trois sur cinq à avoir survécu à l’épreuve.

Trois sur cinq ou sur six, si on comptait la présence du clandestin des couloirs éclairés.

— Celui-là n’avait aucune chance, Thomas, dit Mathieu en écho à ses pensées. Et cela vaut probablement mieux ainsi.